jeudi 22 décembre 2011

Fils, voici ton héritage... - 2

4:40. C'est déjà l'heure de partir. Porte - couloir - ascenseur - couloir - trottoir - station. Porte. Quand j'y repense, ça me fait sourire. Enfin, pas la porte mais mon papi. Il voulait toujours qu'on vérifie qu'elle était bien verrouillée en partant. Il avait pas compris la révolution domotico-numérique, c'était pas de sa génération. Tout le monde s'est retrouvé avec une puce en haut de la nuque, pour ouvrir toutes les portes dont on a besoin. Besoin. Un mot pas comme les autres. Je me demande si c'est pour ça qu'on a plus de loisirs. Les loisirs, on en avait pas besoin. Et puis c'était trop compliqué à gérer avec les puces. Trop de portes à ouvrir. Papi. Il me manque quand même avec ses vieilles manies à la con. Porte ; clé. Indissociables ; avant. Des clés, on en a plus besoin. Besoin. Ça tourbillonne trop dans ma tête, je crois que y a un cachet que je digère pas bien encore. La tête qui tourne, tous les matins c'est pareil depuis deux mois. Vite l'ascenseur, l'air y est plus souvent renouvelé que dans le couloir.

4:50. Station. Le quai est plein, les voies désertes. La rame ne devrait plus tarder maintenant, elle arrive toujours dans ces eaux-là. L'air est potable ce matin, même s'il a fait plutôt chaud hier. Là aussi j'ai de la chance. Dans mon quartier, il y a beaucoup de brasseurs d'air, même à l'extérieur. C'est pour ça aussi que le loyer est aussi cher. Au moins peut-être que ma fille n'aura pas la pneumonie caractéristique des cinquantenaires de la banlieue lointaine. Moi je sais que je n'y échapperai pas. Heureusement, ils ont trouvé le moyen de la mettre en sommeil pendant environ vingt ans. C'est beau la science, c'est beau le progrès. Par contre une fois déclenchée, ça coûte trop cher de se faire soigner alors que c'est de toutes façons fatal. Ben du coup on vit avec. Pas longtemps, mais ça permet de se préparer à la mort. A les entendre sur Coaching TV, on peut surmonter n'importe quoi quand on y est préparé. Je me demande ce que ça fait de surmonter la mort.

5:00. Pfff. On étouffe là-dedans. Tout le temps debout, tout le trajet. Je guette ma fille du coin de l’œil, sur les marches réservées aux enfants. Avec tout ce monde, un enfant ça se perd vite dans la rame, dans le flux des montées et des descentes. Prochain arrêt, le centre éducatif fermé. Encore un matin où l'on va me regarder de travers parce que ma gamine a fait un truc tellement indécent qu'elle doit se faire rééduquer. Pour combien de temps encore ? Tant qu'elle ne voudra plus parler, elle devra y rester. Tant qu'ils ne sauront pas si elle peut se réintégrer, elle devra y rester. Tant qu'ils ne seront pas certains qu'elle ne contestera plus l'ordre établi, elle devra y rester. La psy a été changée l'année dernière, elle ne correspondait pas à la redéfinition du poste depuis que les chinois ont investi le gouvernement planétaire. Je sais qu'elle comprend la langue, je le sais. Mais depuis, elle ne parle plus, même à moi. Peut-être que pour l'instant c'est pas plus mal, à cause des écoutes. Peut-être que quand elle aura compris que je ne veux que son bien, elle reviendra vers moi. Peut-être qu'alors ils la libèreront, ou qu'elle se libèrera toute seule. Peut-être...

5:10. Un jour, je lui dirai. Non, un jour, je lui écrirai. En français, en anglais, peut-être en chinois, sur du papier même. Je lui raconterai tout, je lui expliquerai tout. Tout mon amour, toutes mes déceptions, toutes mes fiertés surtout. Enfin MA fierté, elle, Leia. Et mon papi, ses rêves et son univers, mes parents, leur aveuglement et leur déni, pourquoi, elle et moi on en est arrivées là. J'ai mis lentement mais sûrement un peu d'argent de côté, pour l'acheter ce vieux papier, au marché noir. Avec le tout numérique, c'est trop risqué. Le Cloud, surveillé, jusqu'aux moindres recoins des foyers sous la juridiction du gouvernement planétaire. Bientôt, je pourrais enfin commencer. Du vieux papier, et de l'encre pour écrire. Il me l'a promis, son père. Lui qui est parti dans l'ombre, lui qui n'a pas supporté de rester dans le système. Je ne lui en veux pas, comme lui comprend que je sois restée, pour elle. Elle saura. J'espère juste qu'elle verra combien je l'aime, combien on l'aime. J'espère juste qu'elle comprendra qu'on s'est battus pour elle. J'espère tant de cela...

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1997 : Entre les 1er et 12 décembre, la 3e Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP 3) se déroule à Kyoto. Il y est question d'instaurer un traité international permettant de réduire, entre 2008 et 2012, de 5,2% par rapport au niveau de 1990 les émissions de six gaz à effet de serre : dioxyde de carbone, méthane, dioxyde d'azote et trois substituts des chlorofluorocarbones. Les négociations sont ouvertes entre les pays membres (plus de 150). Le 11 décembre, les premières conditions d'application du protocole de Kyoto sont définies.

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