jeudi 29 décembre 2011

Fils, voici ton héritage... - 3

5:20. La couleur, enfin. Qu'est-ce que c'est beau le centre d'affaires. Toutes ces couleurs, c'est juste rafraîchissant. Là aussi, j'ai de la chance. J'aurais pu habiter et travailler en banlieue, j'aurais vu du gris toute la journée. Il faut dire que mes parents ont été intransigeants là-dessus, les études. Cinq ans en alternance, ça m'a permis d'accéder directement au poste de responsable d'équipe caisse. Une vraie prouesse, quand on sait que les perspectives d'évolution sont nulles. Le vrai défi aujourd'hui, c'est juste de trouver un emploi, rémunéré, pour ne pas se retrouver à faire des travaux d'intérêt général toute la journée. Moi, pour subsister, j'en ai même trouvé deux, et en plus, dans la même entreprise, comme ça je passe pas l'heure de transition dans les transports.

5:30. La journée commence vraiment. Vérifier que les hôtes et hôtesses de caisse sont tous là, parer aux absences, vérifier que les automates fonctionnent tous, faire le nécessaire en conséquence. Chaque personne a vingt machines sous sa responsabilité, moi j'ai dix personnes à surveiller, un système de deux cents caisses. Je fais les services du matin et de l'après-midi donc. Vingt-mille personnes vont encore défiler aujourd'hui. Peut-être même plus, vu qu'il en reste encore quelques-unes qui vont fêter Noël. Surtout les plus âgées, surtout les plus privilégiées. Avec mes points de qualité positifs acquis l'année dernière, j'ai réussi à intégrer des caisses V.I.P. dans mon parc. J'ai mis des années pour en arriver là, mais maintenant c'est fait. J'y ai posté mon meilleur élément. On a pas le droit à l'erreur. Seuls les habitants du centre d'affaires peuvent y accéder, les "colorés" comme on les appelle entre nous. Les riches quoi. Encore une journée répétitive et banale, comme toutes les autres. Il faut dire que les hommes comme les machines sont bien rodés, la mécanique est huilée. Une place pas trop mauvaise pour assurer un avenir correct à ma fille, voilà mon objectif. Même si secrètement, ce n'est pas vraiment ce que je lui souhaite.

5:40. On a évité le drame de justesse. Une des caisses V.I.P. s'est mise à dérailler. A quelques jours de Noël, on ne peut pas se permettre de rencontrer le moindre échec. Immense coup de pression. Heureusement, tout est rentré dans l'ordre en peu de temps. J'espère seulement que ces quelques minutes ne seront pas celles de trop... Cette pression constante, cette angoisse de l'échec, j'ai été formée pour ça. Et pourtant, c'est vraiment difficile à supporter parfois ; souvent, en fait. Je ne le souhaite à personne... Je ne le souhaite pas à ma fille... Que va-t-elle devenir ? Quelqu'un comme moi ? Un pion parmi tant d'autres ? Peut-être que finalement elle devrait rejoindre son père, lui qui est parti dans l'ombre, première étape avant la zone libre. C'est beaucoup d'ennuis, de peines, de privations, mais après tout, ces mots s'appliquent aussi à mon monde. 

5:50. Des fois, j'ai l'impression d'être trop dure. Un point de qualité négatif pour sa faute sur la caisse V.I.P. Il s'en remettra, comme d'habitude. Et puis, je ne peux pas lui attribuer que des points de qualité positifs, sinon à force, il prendra ma place, et moi la sienne. Jamais. C'est une question de survie. Et pour survivre ici, on lutte jusqu'à la mort. Toute la journée, les mêmes gestes. Toute la journée, les mêmes regards. Finalement, ça laisse un peu de temps pour réfléchir, pour rêver. C'est peut-être ça aussi le luxe du responsable. Là aussi, j'ai de la chance, quand même. Réfléchir, sur la vie, sur la mort, sur la condition humaine, sur ma condition. Ma condition. C'est peut-être ça mon problème. C'est peut-être ça que ma fille me renvoie à la figure, tous les jours qui passent depuis un an. Ma condition. Encore la tête qui tourne. Vite, s'assoir... Ça va faire deux mois maintenant que je digère pas ces cachets. Ça va faire deux mois maintenant que j'ai revu son père pour cette histoire de papier d'écriture. Peut-être que je suis restée trop longtemps avec lui cette fois-ci.

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1998 : Les négociations sur le protocole de Kyoto se poursuivent lors de ce COP 4 à Buenos Aires, en Argentine. Première condition de mise en œuvre : qu’au moins 55 pays ratifient le traité (condition enfin atteinte le 23 mai 2002 avec la ratification par l'Islande).

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