jeudi 12 janvier 2012

Fils, voici ton héritage... - 5

6:40. Il faut régler la situation au plus vite. C'est décidé. Ce soir je réserverai un créneau horaire pour mon prochain jour de repos. Je n'aurai pas le temps entre mes deux plages de travail. J'aurai bien voulu le faire tout de suite, mais il n'y a pas d'accès possible depuis les ordinateurs de l'entreprise. Et puis de toutes façons, on est pas censés faire autre chose que  travailler. Une alerte serait émise automatiquement vers la salle de surveillance du personnel, et je ne peux pas me le permettre. Quand j'y pense, je ne peux rien me permettre, en fait... Comment en est-on arrivés là ? Comment notre monde a pu en arriver là ? C'est tellement loin de ce que j'ai vécu avec mes parents, c'est encore plus loin de ce que me racontait mon grand-père. Il me parlait de choses qui me faisaient rêver, et elles étaient belles, d'endroits où j'arrivais à m'imaginer, et c'était juste du bonheur. Aujourd'hui, la beauté des choses, le bonheur que peut faire naître un lieu, ça n'existe plus.

6:50. Et si je ferme les yeux, comme avant, qu'est-ce qu'il se passe ? Est-ce que j'irai mieux, un peu ? Il ne faut pas que ça se remarque, il faut que je me cache. Un rapport de productivité sur l'année écoulée, ça fera l'affaire...  
Bleu, le ciel est bleu, parce qu'il y a du soleil, et une légère brise. Il m'emmenait toujours dans cet endroit, dans mes rêves, parce qu'il savait que c'était mon préféré. Verte, l'herbe est verte. C'est comme des petites tiges souples et plates qui recouvrent entièrement le sol, et elles sont vertes, comme ce logo de supermarché. 
C'est peut-être pour ça que j'ai fini ici...  
Et parfois l'herbe est plus haute, et on ne distingue plus ses pieds, comme quand il y a de la mousse dans le bain. Et rouges, jaunes, roses, blanches, les fleurs, ces végétaux maintenant inaccessibles que l'on ne trouve que dans les musées des espèces disparues ou chez les "colorés" les mieux lotis. Elles reviennent, comme avant, comme par magie, comme elles sont belles. Je respire, et je respire leur parfum, c'est le même parfum que celui que portait ma mère. Cette odeur si douce, si envoûtante, elle me manque tellement... Et de l'autre côté, dans cet autre monde tant décrié, est-ce que c'est comme ça aussi ? Est-ce que le soleil arrive encore à faire briller le ciel ? Est-ce qu'ils savent ce que c'est, de l'herbe, sans qu'on le leur ait dit ? 
Stop. Il ne faut pas que l'on me voit. Maintenant j'ai retrouvé le chemin, enfin. Je reviendrai. Très vite oui, je reviendrai.

7:00. Je crois que je viens de trouver une nouvelle façon de m'évader. Je peux toujours penser à ma fille, mais dans des endroits beaux, calmes, où je peux inviter tous les gens que j'aime. C'est tellement apaisant. Je voudrais tellement que cet endroit existe, ailleurs que dans ma tête. D'ailleurs, peut-être que c'est le cas... Après tout, cet endroit existait vraiment avant, mon grand-père me l'a juré, alors pourquoi il n'y en aurait plus maintenant, ou qui y ressemblerait, même juste un peu. Bien sûr, pas ici mais dans l'autre monde, là où tout est possible. Ici, non, un endroit aussi beau, ça provoquerait juste des émeutes...
Et si je pense très fort à elle, elle apparaît et elle marche vers moi. Elle porte une robe légère, dans laquelle elle n'a jamais été aussi belle. Ses cheveux sont détachés, pour une fois, et elle s'approche. Elle me sourit, et le soleil les illumine, elle et le ciel bleu. Elle m'appelle, parce que dans cet endroit, elle a fini d'être en colère. Dans cet endroit, elle me parle, et elle me comprend. Elle s'approche, elle lui tient la main. Il brille aussi, il brille tellement que je ne distingue plus qu'une silhouette. Ils s'approchent, ensemble, et je ne me suis jamais sentie aussi bien...

7:10. Je jette un coup d’œil autour de moi, tout a l'air de fonctionner comme d'habitude. C'est le moment de refaire un tour auprès des opérateurs, comme toutes les heures. Je me sens un peu mieux, c'est déjà un début. Je me sens presque comme avant en quelque sorte. Avant, quand il était encore là, et que je dormais dans ses bras. Avant, quand j'étais triste, et que je pouvais compter sur lui pour remonter la pente. Avant qu'il craque, avant qu'il en ait assez de ce monde, de ce système, et qu'il décide qu'il fallait le changer. Avant qu'il ne passe dans l'ombre, pour que l'on nous laisse tranquille, elle et moi. Avant qu'il ne revienne de l'autre monde, une fois par an, pour s'assurer que tout va bien. Avant. Avant, si j'avais su, je serais partie aussi...

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2000 : COP 6 à La Haye. Reprise des négociations concernant le Protocole de Kyoto. Plusieurs « camps » étaient discernables lors de son ouverture :  le Carbon Club, dont les “Juscanz” (Japon, États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), membres de l'OPEP (opposés à l’instauration de quotas), la Russie et la Norvège ;  l’Union européenne, la plus active en matière de défense environnementale ;  certains pays potentiellement menacés par la montée des eaux : Pays-Bas, petites îles et archipels du Pacifique ;  le “G77” qui regroupe actuellement 130 pays en voie de développement.

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